Entre démantèlements et expulsions, des exilés en quête de répit
De l’évacuation d’un camp de personnes migrantes, à Saint-Denis, mi-novembre, c’est la violence que l’on a retenue. Or cette opération visait aussi à les mettre à l’abri. Entre Calais, l’Île-de-France et la Corrèze, des exilés ayant vécu démantèlements ou expulsions témoignent. Si pour les uns, la mise à l’abri a enclenché un processus d’intégration, d’autres ont vu leurs conditions de vie, déjà extrêmement précaires, s’aggraver.
La veille de l’évacuation du camp de Saint-Denis, le 17 novembre 2020, « on nous a dit : ‘Vous allez être transférés vers un lieu d’hébergement’ », raconte Ali Hassaini, un Afghan de 22 ans. C’est l’heure du déjeuner au centre d’hébergement d’urgence Les Matelots, à Versailles, un vendredi de décembre.
Assis à côté d’Ali, Samir Uruzgami, 23 ans, afghan lui aussi, se souvient : « J’étais très content quand j’ai appris qu’on allait nous transférer ! » Un sourire illumine son visage. Ali enchaîne : « Il faisait très froid, il pleuvait et j’ai des problèmes médicaux. Je voulais quitter cet endroit. J’ai pensé : tout va s’arranger, tout va bien se passer maintenant. » Ali dormait depuis un mois dans le campement de Saint-Denis, Samir depuis trois mois, quand son démantèlement a été annoncé.
Cette opération de mise à l’abri, la 66e du genre en Île-de-France depuis juin 2015, a permis à près de trois mille personnes d’être hébergées temporairement. Elle répond à l’obligation légale qu’a l’État d’accompagner les personnes à la rue. Pourtant, le soir même, Ali et Samir ont dormi dehors, faute de place. Cinq cents à un millier de personnes se sont retrouvées dans ce cas. Ce n’est qu’une dizaine de jours plus tard qu’Ali et Samir sont arrivés aux Matelots. À la suite de l’évacuation de la place de la République, à Paris, de nouvelles places d’hébergement ont été ouvertes. Pas suffisamment pour l’ensemble des exilés sans abri.
« C’est une travailleuse sociale ? » Au centre Les Matelots, on interroge régulièrement mes interlocuteurs sur la raison de ma présence. Anne-Lise Lelong, qui supervise la gestion du site pour Cités Caritas, explique : « Ils posent la question à tous ceux qui passent ici ! »
Ils sont Afghans pour la plupart, mais aussi Soudanais ou Somaliens, et attendent avec impatience d’être accompagnés dans leurs démarches administratives. Certains essaient depuis des semaines de joindre l’OFII, l’Office français de l’immigration et de l’intégration, l’établissement public chargé d’organiser l’accueil des demandeurs d’asile et des réfugiés. Pour l’instant, Anne-Lise Lelong informe l’OFII de la situation administrative de chacun. Les démarches n’ont pas encore commencé, ce qui génère des frustrations.
À plus de 400 kilomètres de là, à Ussel (Corrèze), Ammar Abdalsadeg, 29 ans, et Ayman Adam Ali, 30 ans, ont aussi connu cette attente impatiente voici quatre ans. En 2016, les deux Soudanais ont bénéficié d’une opération de mise à l’abri en amont du démantèlement de la « Grande Jungle » de Calais.
Lors de son départ, fin septembre 2016, Ammar ignore tout de sa destination. « Tout ça, c’est un coup de chance. Une personne de l’OFII a choisi au hasard quelques personnes. "Toi, toi, toi, montez dans le bus !". On nous a distribué un ticket avec le nom de la ville. Mais je ne savais pas lire ! » Ammar et Ayman obtiennent l’asile quelques mois après leur arrivée en Corrèze : début 2017, le Gouvernement autorise les « dublinés » de la Jungle de Calais à demander l’asile en France. Or, ils avaient laissé leurs empreintes dans un autre pays européen et auraient dû y retourner.
Abdelwahab Homaida, 27 ans, Soudanais et Usselois lui aussi, n’a pas bénéficié de cette mesure. Plusieurs fois « mis à l’abri », remis à la rue, son dossier administratif ne l’a pas toujours suivi. Il a obtenu l’asile en août 2019, trois ans après sa demande.
Aujourd’hui, Abdelwahab, Ammar et Ayman ont tous les trois un CDI, un logement et souhaitent faire leur vie en Corrèze. Grâce à la solidarité de quelques Usselois, ils ont appris à aimer ce coin de France. « Dans une petite ville, souligne Ayman, quand on va dans un magasin, on est obligé de parler français. À Paris, on peut toujours se débrouiller en arabe. Ici, on se mélange aux gens. »
L’Île-de-France reste malgré tout la destination de la majorité des exilés. Soixante mille personnes y ont été prises en charge lors d’opérations de mise à l’abri entre juin 2015 et novembre 2020, d’après la mairie de Paris. Mais, comme Abdelwahab, certaines le sont à plusieurs reprises. C’est ce que montre une enquête menée en 2020 par le Centre d’entraide pour demandeurs d’asile et réfugiés du Secours Catholique (CEDRE), Utopia 56 et Action contre la faim. Parmi les personnes interrogées, celles qui ont toutes été mises à l’abri depuis un campement au moins une fois disent, pour 65 %, avoir vécu plusieurs opérations de mise à l’abri. 10 % étaient présentes à plus de dix opérations.
Consulter l'enquête menée par le CEDRE, Utopia 56 et Action contre la faim
Nombre de mises à l’abri se soldent par des retours à la rue dans les semaines, voire les jours qui suivent. La directrice du CEDRE, Aurélie Radisson, le déplore : « L’évacuation du camp de Saint-Denis a eu lieu le 17 novembre et on a vu des gens à la rue dès le 23 ! » Elle pointe du doigt le « manque criant d’hébergement dans le dispositif d’asile français. Même si, à l’instant t, on logeait tout le monde, cela ne suffirait pas ». Aux personnes remises à la rue s’ajoutent des exilés nouvellement arrivés. Bientôt, un nouveau campement se reformera, jusqu’à la prochaine évacuation. « Un cycle infernal » qui n’est pas nouveau. Les premiers campements d’ampleur remontent à 2014.
L’évacuation du camp de Saint-Denis a eu lieu le 17 novembre et on a vu des gens à la rue dès le 23 !
Pourtant, depuis deux ans, Aurélie Radisson observe un durcissement de la manière dont se déroulent les évacuations. Comme à Saint-Denis, chaque mise à l’abri est suivie d’une phase de dispersion et d’opérations pour empêcher la reconstitution d’un campement. Dans les nuits qui ont suivi le démantèlement, des exilés ont été réveillés par la police et contraints de se cacher toujours plus loin. Loin des centres d’accueil, des lieux de distribution de nourriture, des sanitaires, des points d’eau. La plupart des parcs de Saint-Denis ont été fermés jusqu’au week-end suivant pour empêcher que des personnes n’y trouvent refuge. Pour les dissuader d’y revenir, le lieu de l’ancien campement a été grillagé et plusieurs maîtres-chiens installés.
« Tu ne te reposeras jamais ! » Aurélie Radisson résume ainsi la politique du gouvernement vis-à-vis des exilés sans abri. « Si on parle de harcèlement, nos interlocuteurs arrêtent d’écouter. Pourtant, c’est bien de cela qu’il s’agit. Les gens n’ont pas accès à un hébergement et, en même temps, on ne leur permet pas de rester à la rue. Ils ne peuvent même pas s’asseoir par terre. Et quand ils demandent : "Où est-ce qu’on va ?", on leur répond : "Plus loin !" Comme si les gens allaient finir par disparaître ! »
À la recherche des « déguerpis »
Marmoud Rahmani, un Afghan de 25 ans, bénévole du collectif Solidarité migrants Wilson, était place de la République, à Paris, le 23 novembre. Il avait demandé à des dizaines de personnes de s’y installer avec leur tente pour rendre visible la situation des centaines d’exilés encore à la rue. « La police m’a attaqué. » Il montre son bas ventre, se plie en deux et fait une grimace. « Non, ça peut pas être ça la France. »
« Ce qui s’est passé place de la République, devant les journalistes et les caméras, a rendu visible ce que nous voyons depuis des années », explique Philippe Caro, bénévole du même collectif. « Quand on organisait des petits-déjeuners, Porte de la Chapelle, des gens arrivaient les yeux rouges : ils avaient été réveillés à coups de lacrymo, leurs tentes lacérées. À l’été 2018, des policiers leur piquaient leurs couvertures. Ou une chaussure sur deux… Des gens finissent par perdre l’esprit. C’est arrivé à des gens que j’ai connus. Ils ont souvent quatre ou cinq ans de vie infernale derrière eux. Certains ont traversé la mer, marché des centaines de kilomètres dans les montagnes et là, au pays des droits humains, ils voient ça ! »
À la suite du démantèlement du camp de Saint-Denis, le collectif, qui y distribuait des repas, est contraint de réorganiser son activité. Les rendez-vous fixes deviennent des maraudes volantes, à pied, à vélo, à moto, à la recherche des « déguerpis », pour proposer une boisson chaude, un repas, répertorier les besoins en couverture et en tentes.
À Calais, où se trouve la frontière franco-britannique, l’invisibilisation des personnes est poussée à son paroxysme à travers la politique du « zéro point de fixation ».
Le 11 décembre, comme tous les vendredis, l’accueil de jour du Secours Catholique propose café, thé et électricité aux exilés pour recharger leur téléphone. Ils seraient entre sept cents et huit cents à Calais et ses alentours fin 2020, selon Juliette Delaplace, chargée de mission « Migrants » pour le Secours Catholique. L’association va à leur rencontre près de leur lieu de vie et ouvre trois fois par semaine l’accueil de jour, situé dans la vieille ville. « Les gens n’ont que cet espace-là pour se mettre au chaud. C’est un lieu de répit physique et relationnel. »
Shammi, un Afghan de 20 ans fronce les sourcils, préoccupé. Il dort dehors, aux abords du complexe sportif et culturel Calypso. « Ce matin, la police est venue. Ils m’ont dit : "Vous devez partir, sinon, on va prendre vos affaires et les jeter à la poubelle." » Il sort de sa poche un minuscule bout de papier sur lequel on peut lire un numéro de téléphone, sous la mention : « Human Rights Observers, témoignages et plaintes à la suite de violences policières et d’expulsions ».
Ce matin, la police est venue. Ils m’ont dit : "Vous devez partir, sinon, on va prendre vos affaires et les jeter à la poubelle."
Cet organe d’observation documente l’état des droits humains des personnes migrantes sur le littoral Nord. Chloé Smidt en est l’une des coordinatrices. Chaque semaine, elle suit le convoi des gendarmes et de la police aux frontières qui expulsent les exilés des lieux où ils dorment. « Depuis le démantèlement de la Grande Jungle de Calais, en 2016, on observe la même politique d’évitement des points de fixation », qui vise à tenir les exilés les plus éloignés possible des points de passage vers l’Angleterre. « Mais depuis août 2018, chaque lieu de vie se fait expulser toutes les 48 heures. » Les forces de l’ordre s’appuient alors sur le principe du « flagrant délit ».
démonstration de force
Dimanche 13 décembre au matin, le convoi arrive à Calypso. Sur le côté du bâtiment, à l’abri de la pluie, on aperçoit deux tentes vertes. Une personne est allongée sur le sol. L’équipe de nettoyage qui accompagne le convoi récupère des tentes dissimulées dans les buissons. Les gendarmes réveillent les personnes présentes. Les tentes, sacs de couchage, couvertures et sacs à dos trouvés sur place seront emportés dans un conteneur où les personnes peuvent, a priori, récupérer leurs affaires. À condition d’être accompagnées par une association agréée par la préfecture. « Des exilés nous racontent que ça sent si mauvais à l’intérieur du conteneur qu'ils ont renoncé à y chercher leurs affaires », précise Chloé Smidt.
La coordinatrice de Human Rights Observers analyse la routine des expulsions : « C’est une démonstration de force vis-à-vis des exilés pour les dissuader de rester à Calais. Cela affaiblit les personnes physiquement et psychologiquement. C’est aussi un moyen de montrer à l’opinion publique que tout est mis en œuvre pour contrôler l’afflux de migrants. Les gendarmes vont revenir toutes les 48 heures, jusqu’à ce que les personnes comprennent que si elles déplacent leur tente hors du terrain visé par l’expulsion avant leur arrivée, ils les laisseront tranquilles. » « Déguerpi » vendredi matin, Shammi l’est à nouveau dimanche.
Des exilés installés derrière l’hôpital sont également expulsés ce matin-là. Le lendemain soir, quatre feux brûlent en bordure du terrain. Des petits groupes s’y réchauffent. Jamal*, un Éthiopien de 18 ans, est stressé. À cause de la police, mais pas seulement. « Dormir dehors, c’est dangereux. Je me réveille toutes les heures pour vérifier que personne ne m’a piqué mon sac. »
Ibrahim, un Afghan de 16 ans, grand et mince, regrette : « La police a pris mon sac à dos. Dedans, il y avait le numéro de téléphone de ma famille. » Il a bien un téléphone portable, mais n’a pas de crédit et n’utilise que le wifi. Sa famille, elle, n’a pas internet. Il ne sait plus comment la joindre.
Plus loin, Mohamed*, Amir*, Ahmed et quelques compatriotes syriens discutent autour d’une large poêle remplie de flageolets et de riz. L’un d’eux souffre de troubles digestifs. Un autre est allongé sous une tente. On le dit malade.
« Problèmes digestifs, respiratoires ou de peau sont inhérents aux conditions de vie des sans-abri,» explique Aurélie Denoual, coordinatrice du programme Nord littoral pour Médecins du Monde. Mais les expulsions entraînent « la perte des biens liés à la santé : ordonnances, médicaments, convocations médicales, dossiers médicaux » et « une chronicisation des pathologies ». Les maladies ressurgissent après chaque interruption de traitement.
Sur le qui-vive
À cela s’ajoute l’impact psychologique des expulsions. « Des personnes nous disent que leur seul souhait est de trouver un lieu où dormir sereinement. Elles sont toujours sur le qui-vive, en mode survie : y aura-t-il une expulsion demain ? Jusqu’au démantèlement de la Grande Jungle, les personnes avaient leur propre lieu de vie. Il était peut-être minuscule, mais au moins, elles pouvaient s’y ressourcer psychologiquement et physiquement. Avec la politique du zéro point de fixation, les personnes n’ont même plus cet espace intime-là. »
Mardi 15 décembre à l’aube, du feu autour duquel se réchauffait Jamal, il ne reste que des cendres fumantes. Ni tente, ni sac, ni couverture. La plupart des exilés ont décampé avant l’arrivée des forces de l’ordre. Ahmed et un compatriote plient une dernière tente. Amir ramasse des détritus. Mohamed s’attend à voir surgir les gendarmes d’un instant à l’autre.
Entre les flaques de boue de ce terrain de terre noir et de sable, on peut voir des souches d’arbres fraîchement coupés, des racines de buissons. Même chose au lieu baptisé « Hospital Jungle », où vivaient jusqu’à l’été 2020 des centaines d’exilés. Le terrain est à nu. Les exilés ne peuvent plus s’y abriter. Une pratique de déboisement qu’Emmanuel d’Oultremont, bénévole au Secours Catholique de Calais, a observé depuis deux ans. Pour empêcher la formation d’un nouveau campement.
Vivre dehors me semblait la seule chose accessible. Et même là, la police ne me laisse pas tranquille.
Moatsim, un Soudanais de 17 ans présent à Calais depuis quinze jours, raconte que la police est venue le voir une dizaine de fois depuis son arrivée. « Vivre dehors me semblait la seule chose accessible. Et même là, la police ne me laisse pas tranquille. » Parti du Soudan lorsqu’il avait 15 ans, il a été emprisonné en Libye pendant un an. « En sortant de prison, j’ai cru que j’allais pouvoir revivre. Mais ici, avec la police qui revient tout le temps, j’ai l’impression de revivre ce qui s’est passé en Libye. »
* Pour des raisons de sécurité, plusieurs exilés se trouvant à Calais n’ont pas souhaité communiquer leur nom de famille. Les prénoms suivis d’un astérisque sont des pseudonymes.